mercredi 4 décembre 2013

La montagne du Dragon de Jade et l'érection de la classe moyenne



À quelques kilomètres au nord de LiJiang se dresse l'imposante montagne dite du dragon de Jade. On peut partir le matin monter au sommet et revenir en ville pour l'après-midi. Soit passer de 2,500 mètres à 4,680 mètres en deux heures et puis redescendre aussi vite.

Même si nous l'avons un peu oublié dans nos pays « modernes », les montagnes sont, depuis aussi loin que la mémoire humaine se souvienne, le siège de légendes et de diverses divinités. Le système de pensée bouddhiste et ses dérivés avec leurs multiples pratiques chamaniques sont fortement liés aux phénomènes de la nature dans un grand tout holistique. Ainsi, les montagnes par leur immensité, leur altitude et les dangers qu'il peut y avoir à s'y promener imprudemment sont le théâtre idéal aux « mystères » de la nature.


La montagne du Dragon de Jade comme son nom poétique le suggère ne fait pas exception. Des cohortes de Chinois y viennent quotidiennement se confronter à la nature hostile dans la sécurité protectrice du téléphérique et des escaliers aménagés sur les pentes du géant désormais civilisé.


Une drôle d'excursion



2500 mètres : Après le petit déjeuner pris à l'hôtel, nous embarquons avec un chauffeur pour la journée. Nous aurions pu aussi prendre le bus, mais une voiture avec chauffeur nous offre plus de souplesse pour visiter la vallée après l'ascension de la montagne. En route, notre pilote nous arrête à une officine officielle où les Chinois en chemin vers le glacier viennent s'équiper. On peut louer d'énormes doudounes rouge vif pour être facilement repérable, au cas où, et des petites bonbonnes d'air comprimé pour supporter le brusque changement d’altitude. Il fait plein soleil et la météo s'annonce constante pour toute la journée et même pour la semaine. On décline la location des doudounes, mais on accepte tout de même d'acheter une petite bouteille d'air chacun. Après ces emplettes nous nous mettons en route vers le parc au pied de la montagne. Là on achète ses tickets pour le téléphérique et l'accès au glacier. Il est maintenant temps de prendre une navette pour se rendre à la station de départ du téléphérique. Les bus qui font la navette partent toutes les 10 minutes, jusqu’à la fermeture du site vers 15 heures, ne désemplissent pas. Une petite file nous attend.



3356 mètres : Vingt minutes de navette plus tard nous voilà rendus au pied du téléphérique. Déjà on se sent le souffle un peu plus court. Une nouvelle file nous attend faisant deux ou trois « S », celle-ci est un peu plus conséquente. Comme nous l'avons déjà écrit à propos des monts du HuangShan, les Chinois en promenade sur leurs montagnes font systématiquement les fiers à bras. Dans la file on réconforte les enfants, on se met des claques dans le dos en plaisantant. On sent bien autour de nous une légère anxiété monter avant d’embarquer à bord du plus haut téléphérique du monde. Dès l’entrée dans la base de départ, plusieurs détails ne sont pas là pour rassurer les plus angoissés. Un compteur marque le nombre de visiteurs sur le site, des fois que l'on en égarerait un. Et comme dans les gares et les aéroports un beau scanner examine nos sacs alors que passons sous le portique de détection sous le regard des préposés à la sécurité et à l'accueil. Enfin, une souriante hôtesse aux allures de guide de haute montagne termine la scénographie en nous dispatchant dans les cabines du téléphérique.

4506 mètres : on ne rigole plus. La cabine débraye en arrivant à destination pour permettre aux passagers de descendre plus aisément. Nous faisons deux pas, une providentielle main courante passe par là. Comme des poissons hors de l'eau chacun halète alors que la tête nous tourne. On hyperventile pour ventiler, une pause s'impose et se ne sera pas la dernière. Un peu de dignité s'impose, et on roule encore un peu des mécaniques sous l’œil amusé du personnel de la station. Ces derniers, parfaitement habitués, savent très bien que les citadins venus des basses terres de l'Est souffrent de la brutale montée. Mais on est à deux doigts d'en voir se frapper la poitrine avec fierté pour montrer comment ils sont encore forts.

Nous sommes montés avec un jeune couple genre artiste rocker, lunettes de soleil stylées sur le nez, coiffure en brosse légèrement décolorée aux reflets brun pour lui, longs cheveux jaune cuivré pour elle. Un bel exemple de cette jeunesse décontractée issue de la nouvelle classe moyenne aisée de Chine. Il temps de s’intéresser un peu à cette fameuse classe moyenne chinoise. À la lecture de la presse européenne et étasunienne conventionnelle, il apparaît que cette classe sociale parait fort méconnue des journalistes. Seuls quelques spécialistes de la Chine, au travers d'instituts et de revues spécialisées comme le Boston Consulting Group, ont commencé à aborder les questions relatives au développement d'une société de classe dans les pays de Mao ZeDong.

Ainsi, le Boston Consulting Group (BSG) dans un rapport publié début novembre met en exergue le poids socio-démographique et économique de la classe des Chinois « aisés ». C'est-à-dire : ceux qui aujourd'hui gagnent en moyenne 40,000 dollars par an et par foyer jusqu'à ceux qui gagnent plus de 200,000 dollars. Entre 2010 et 2020, cette classe sociale devrait passer de 6 % à 21 % de la population du pays. Elle fait le lien entre la classe moyenne à proprement parler et les super-riches.
En 2020, ces Chinois aisés pèseront à eux seuls sur 35 % de la consommation chinoise. Ce sont là des chiffres que l'on peut mettre en parallèle avec le poids et l'influence de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie industrielle de la fin du 19e siècle et Europe.



Il apparaît que dans les années à venir, avec un tel poids économique et démographique, cette classe aura de plus en plus à dire sur la politique du pays. Arrêtons-nous donc alors un peu sur les attentes et les désirs identifiables de cette part importante de la population dans un pays dont l'influence sur l'économie mondiale est indéniable.

En cette fin novembre 2013 vient de se tenir le 18e congrès du Parti Communiste Chinois qui a posé les jalons de la politique chinoise pour les cinq prochaines années. En synthèse au congrès nos grands journaux ont résumé les prises de position en cinq points :

  • l'assouplissement de la politique de contrôle des naissances ;
  • la fin du système de rééducation par le travail ;
  • la réduction du nombre de crimes passibles de la peine de mort ;
  • l'autorisation pour les étrangers à venir installer des banques sur le sol chinois ;
  • et l'obligation pour les entreprises publiques à reverser 30 % de leurs bénéfices à l’État.

Évidemment, il y eut d'autres débats au sein du congrès et d'autres décisions, mais celle-ci peuvent déjà illustrer les évolutions de la société chinoise.

La fin des LáoGăi (les camps de rééducation par le travail) et la réduction du nombre de crimes passibles de la mort montrent la prise en compte de l’inefficacité de ces peines et leur coût de fonctionnement (c'est très prosaïque comme commentaire, mais c'est bien de cela qu'il s'agit). Les nouvelles classes moyennes et aisées désirent une modernisation de la justice. Les mesures concernant la justice ne s'arrêtent d'ailleurs pas là puisque l'on parle d'une refonte en profondeur des codes de justice pénale et civile. Cela inclut entre autres l'abandon de vieux reliquats ancestraux comme la pratique du condamné de substitution qui consistait, pour les familles de la vieille noblesse à payer quelqu'un pour endosser le crime d'un autre. Or, aujourd'hui cette pratique permet à certains mafieux d'éviter de lourdes condamnations en payant des familles pauvres pour subir leur peine à leur place.

L'introduction des banques étrangères est à mettre en rapport avec le développement des capitaux privés au sein de la société chinoise. En dehors des « super-riches » qui investissent directement à l'étranger, les Chinois « aisés » sont à la recherche de moyens d'investissement et de protection de leurs capitaux plus facilement accessibles qu'un voyage jusqu'en Suisse. De plus, si le gouvernement chinois est riche du rachat des dettes publiques aux USA entre autres, les nouveaux investisseurs privés chinois ont besoin d'avoir accès à du crédit et des investisseurs privés.
L'obligation pour les entreprises publiques de reverser 30 % de leurs bénéfices vient du même constat sur l'évolution du capital financier privé en Chine en anticipant des probables privatisations partielles de ces mêmes entreprises. De fait, l'accroissement de capitaux privés entraîne une demande pour des investissements. La taxation à 30 % des bénéfices des entreprises publiques peut se voir comme une anticipation d'une future privatisation partielle. Le gouvernement de Pékin viserait alors un double objectif : d'une part, créer de l'espace pour conserver les capitaux privés en Chine en leur permettant d'être investis dans le pays ; d'autre part, cette fiscalité spécifique pourra garantir une consolidation des avoirs publics.




Concernant l'assouplissement de la politique de l'enfant unique, il s'agit encore d'un constat économique, mais aussi sociologique spécifique aux traditions en Chine. Les Chinois les plus aisés ont depuis longtemps les moyens de subvenir aux besoins de plusieurs enfants. Ces derniers recourent à l'enseignement privé en Chine ou à l'étranger, ainsi qu'aux facilités médicales privées pour eux-mêmes et leurs enfants. En adaptant sa politique démographique, le PCC ne fait que rendre compte d'un fait de société.

À l'origine, cette loi a été promulguée dans le but très précis de lutte contre les risques de famine liée à l'accroissement de la population dans un contexte où la durée de vie s’allongeait en même temps que la mortalité infantile était en baisse. Or la société traditionnelle chinoise est très patriarcale et patrilinéaire : le nom et l'héritage sont directement liés au premier garçon né. Alors que le mariage entraîne la disparition des filles des lignées familiales d'origine. Dès lors, avoir au moins un garçon s'avère impératif pour la continuité de la transmission du nom de la lignée familiale. Cela a entraîné de sérieuses dérives qui aujourd'hui se traduisent par un déséquilibre de la balance démographique en faveur des garçons et un déficit de filles. Cette situation entraîne un nouveau risque, celui de troubles sociaux lié à l'impossibilité de trouver des filles à marier.
Mais, il est toutefois toujours impossible pour le gouvernement de Pékin de libéraliser entièrement la loi sur l'enfant unique. Le spectre de la famine n'est pas loin, même si le pays est plus riche aujourd'hui, il dépend maintenant de ses importations vivrières pour nourrir sa population. Les conséquences de cette dépendance sont aux moins de deux ordres : primo une attention particulière pour la sécurité des voies maritimes pour les cargos chinois ; secundo, l'introduction de la patate dans la culture agricole chinoise.

4680 mètres : ce sont les derniers escaliers. Arrivé sur l'esplanade, on découvre une grosse borne de pierre sur laquelle est inscrit que nous sommes bien 4680 mètres au-dessus du niveau de la mer. Chacun à tour de rôle grimpe encore sur le socle de la borne pour se faire photographier, preuve ultime de « l'exploit » accompli. Puis on se précipite sur la rambarde la plus proche pour reprendre son souffle et éviter de chanceler. À part une petite buvette, heureusement il n'y rien à faire ici et l'on commencé à redescendre.
C'est bien la première fois que je n'ai pas envie d'une bonne petite cigarette, d'ailleurs plus personne ne fanfaronne. Dire qu'il en a pour rechercher des sensations dans les montagnes russes de quelques parcs d'attractions.



Nous sommes montés et redescendus comme de bons touristes. En attendant, la Chine change et l'un des moteurs principaux de ce changement se trouve dans la longue l’ascension de la classe moyenne.


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